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Il y eut trois jours de révolte et de désespoir avant qu’Azilis ne l’accepte. Aneurin était mort. Elle ne le verrait plus jamais.
Le matin elle avait fait quelques pas devant la hutte, accrochée au bras de Ninian. Le soleil était doux, les senteurs terrestres caressaient ses narines, une mouette avait tracé de grands cercles avant de repartir vers la mer en poussant ses cris espacés. C’était une journée magnifique.
Mais Aneurin était mort.
Elle se leva de sa couche et se retint au mur pour ne pas tomber. Le sol tanguait sous ses pieds. Kian était dehors, Ninian devait prier à la chapelle. Elle marcha vers la table, puis jusqu’à la porte, se tint un moment à l’embrasure, éblouie, le souffle un peu court. Elle savait où aller, elle voyait la croix depuis le pas de la porte. Ce n’était pas si loin ! Elle rassembla ses forces et concentra son énergie sur la petite distance à traverser. Un pas, deux pas, trois pas…
Enfin elle franchit la clôture qui séparait l’espace sacré du monastère de l’espace profane où ils logeaient. Elle avança jusqu’à cette croix de bois dressée depuis trois jours à peine, à côté de la pierre levée. Les prières psalmodiées dans la chapelle accompagnaient sa progression. Enfin elle se laissa tomber à genoux sur le sol fraîchement remué, et agrippa une poignée de terre.
— Aneurin…
Le prénom seul était gravé sur le bois de la croix. Comment pouvait-il être sous cette terre, alors qu’elle sentait sa présence autour d’elle comme une étole de soie, alors qu’elle avait encore dans l’oreille sa voix chaude qui lui enjoignait de se réveiller ?
Elle n’avait pas rêvé. Ninian pouvait secouer la tête d’un air navré, Kian la regarder d’un œil inquiet, elle savait. Aneurin l’avait arrachée à la mort. L’Ancienne de la forêt aurait compris, elle. Aneurin était venu la chercher à la frontière où finit la vie avant de la franchir lui-même, parce qu’il avait une mission pour elle. « J’ai besoin de toi, petite cousine. J’ai besoin que tu m’aides. Kaledvour a besoin de toi… »
Elle ferma les yeux. Les prières s’estompèrent, remplacées par les notes claires de la harpe d’Aneurin et par sa voix qui chantait la pluie et le vent sur les forêts de Bretagne…
Une main se posa sur son épaule. Elle découvrit Kian qui penchait vers elle un regard anxieux.
— Tu n’aurais pas dû sortir seule. Tu es faible. Tu pouvais tomber.
Il l’aida à se relever. Sa tête tournait un peu en effet, et elle ne lâcha pas le bras de Kian.
— Il faut rentrer, dit-il, tentant de l’éloigner de la tombe.
— Pas tout de suite.
— Tu veux encore prier ?
— Je ne priais pas. Prête-moi ta dague.
— Pourquoi ?
— Donne.
Kian n’avait pas perdu l’habitude d’obéir à son ex-maîtresse. Il lui tendit l’arme, malgré une sourde appréhension. Elle s’avança vers la croix, s’agenouilla et, tenant la dague d’une main ferme, grava des signes sur le bois tendre du bouleau, juste au-dessous du nom de son cousin. Kian l’observait, ne sachant que dire ni que faire, ignorant ce qu’elle écrivait. Elle se redressait lorsque les moines sortirent de la chapelle. Elle rendit le couteau. Ninian les rejoignit et lu tendit les mains.
— Ma Niniane, tu vas mieux ?
Elle tourna vers lui un visage pâle et amaigri. Ses yeux brillaient d’un éclat si farouche que Ninian en fut effrayé. Il s’approcha de la croix.
— Mon Dieu, Azilis, qu’as-tu fait ?
Elle recula pour mieux admirer son travail. Azilis. Son nom gravé auprès de celui d’Aneurin.
— Pas Azilis, Ninian, reprit-elle gentiment. Azilis est morte. Mais Niniane, oui, si tu veux… J’aimerais manger. Pas du bouillon de légumes. Ce n’est pas ça qui me redonnera des forces pour voyager. De la viande, du gibier, voilà ce dont j’ai besoin. Kian, peux-tu chasser pour moi, s’il te plaît ?
Kian balbutia une réponse inaudible. Elle se tourna vers son frère qui la fixait d’un air horrifié.
— Ninian, as-tu écrit à Marcus pour l’informer de ce qui s’était passé ? Il va faire rechercher Fulvius et continuer à nous traquer. Annonce-lui qu’Aneurin et Azilis sont morts et qu’il est inutile de les chercher davantage. Écris-lui, Ninian. Il ne faudrait pas qu’il envoie d’autres hommes à notre poursuite.
— Mais, Azilis, je ne peux pas faire cela ! Je suis moine, je ne peux pas proférer des mensonges !
— Des mensonges ? Quels mensonges ? Aneurin et Azilis sont morts, par sa faute. Je veux qu’il le sache même s’il n’en tirera sans doute aucun remords ! Et rappelle-toi de m’appeler Niniane si tu veux que je te réponde !
Elle s’éloigna, s’efforçant de marcher droit, de ne pas chanceler, aveugle au regard éperdu de Ninian et au visage pétrifié d’effroi de Kian.